J’allais souvent voir ma mère à la maison Victor Gadbois. Cette maison située à Beloeil offre des soins exceptionnels aux personnes atteintes de cancer en phase terminale. Maman a été l’une des chanceuses à vivre ses derniers jours à la maison Victor Gadbois. Elle logeait dans une chambre paisible. Maman était atteinte d’un cancer au pancréas.
Soutenir une mourante ce n’est pas une chose facile. Et le personnel du lieu, souvent bénévole, y voyait avec bienveillance. Ma famille était soulagée de voir ma mère entre si bonnes mains.
À cette époque, je m’entretenais souvent avec maman de mon projet d’entrepreneuriat.
Je lui expliquais que je voulais avoir mon atelier de sac, de mallette, de sac-à-dos. Je désirais produire des accessoires durables. Je voulais avant tout fabriqué ici pour avoir un bon contrôle sur la qualité et exercer mes talents de designer de la façon la plus efficiente.
Maman jugeait ce projet incongru. C’est vrai que le paysage économique du XX1e siècle faisait la vie dure à la production locale.
-C’est un monde compétitif, tu sais! Faire des sacs ici localement, ça demande beaucoup de volonté, disait-elle.
-Oui, je sais, avouais-je.
-Ils font des millions de sacs en Chine par jour, tu dois le savoir!
-Oui, c’est vrai.
-Tes sacs ne pourront pas concurrencer la production chinoise…
-Euh…
-Une seule compagnie peut réaliser 100 sacs par jour, alors que toi dans ton petit atelier tu en auras même pas complété un dans ta journée! Ce n’est pas logique ton affaire, croyait-elle! Sur ce point, elle avait raison, car certains modèles me prennent plus de 35 heures à finaliser…
-Je veux réaliser des produits qui vont plaire à une clientèle… à des gens qui aiment les produits bien faits, bichonnés avec amour. (Je défendais mon projet du mieux possible).
-Tu sais que c’est un vieux métier, ça… Même les cordonniers n’arrivent plus à vivre ici. C’est devenu trop difficile. Ton entreprise, ton entreprise, il faut aussi payer le loyer, faire les comptes, tenir la comptabilité, il n’y a pas que la production et puis il y a aussi la publicité… As-tu oublié ça?
-En partie, on peut dire que c’est vrai, maman, mais je vais réussir. J’ai du cœur au ventre, tu le sais bien.
-Le Québec produisait des chaussures antérieurement. La production a cessé dans les années 30 puis tranquillement toute l’industrie est disparue.
-Ah, je ne savais pas.
-Tu ne peux pas faire renaitre un domaine de compétence comme ça… Le secteur de la confection au Québec est mort ou presque. Il est comme moi…sous respirateur artificiel… (Elle avait encore de l’humour).
-Je ne te parle pas de la chaussure, mais des sacs.
-C’est pareil, c’est de la confection. Et les gens ne payent plus pour de la bonne confection. C’est toujours le moins chers qui l’emportent. Et le moins cher, c’est le produit industriel, le produit asiatique. Va là-bas faire faire tes sacs. Peut-être que comme ça tu auras une meilleure chance.
-Non, je veux les faire ici. Il n’est pas question d’aller en Asie. Et puis je me demande comment appeler ma compagnie. (Enfin, j’arrivais à mon but).
-Ah, tu penses à ça?
-Oui, maman, tu vois comme je suis sérieuse…
-Tu n’es pas sérieuse. Tu as la tête dure, dure!
-Oui, peut-être! Mais je me demande quand même comment appeler mon entreprise de sacs à main?
-Appelle-la : J’ai égaré mon sac… Puis son visage se crispait de douleur.
-Ah, j’ai mal là… Appelle l’infirmier. J’ai un poing au ventre. C’est insupportable!
-Oui, il s’en vient maman.
Maman prend sa pilule tout en m’interrogeant du regard pour mieux connaitre mon plan.
-Ah, maman… donc le premier nom sur ma liste est : L’élan
-Quoi?
-Ben oui, l’animal avec un panache et dans un 2e sens, ça veut aussi dire l’élan que l’on prend pour son départ.
-C’est trop banal.
-Bon, d’accord. J’ai pensé à ça aussi : Moi et mon sac.
-Non, c’est trop commun. Ce n’est pas un nom qui résonne, qui se démarque… il faut que ton nom sonne fort et marque les esprits.
-Alors que penses-tu de Madame Sac?
-Elle a éclaté de rire. Son rire vif et enjoué m’a persuadé que j’avais trouvé le nom de ma compagnie. J’étais fière et heureuse de notre conversation.
Quelques jours plus tard Maman quittait les lieux pour son ciel bleu.
Mes pensées sont pour elle, elle vivra toujours dans mon cœur. Et pour la Maison Victor Gadbois, je tiens à vous remercier pour vos soins exceptionnels. Vous êtes les gardiens de son ciel…
Signé : Madame Sac